Prix SNCB

Fantastissimo

     Une sale nuit, un sale coin de rue, une sale poubelle...

     Le ciel sans lune, sans étoiles, encore assombri par une brume grise et opaque, semble prêt à fondre sur les passants engoncés dans leurs lainages et terrorisés par le film épouvantable de la dernière séance. Il est minuit, au loin, l'horloge d'un clocher déplie son mécanisme pour les douze coups, secouant un coq ridiculement métallique, le bec au vent.

     Dans la poubelle, boîtes en carton, en fer, en plastique, grelottent en un cliquetis obsédant tandis que des bouteilles vides, sanguinolentes, regrettent leurs clochards et leurs bancs. Parmi ce fouillis, sept vieilles chaussures souffrent de la promiscuité et de la nostalgie des anciennes randonnées. Alors, d'un commun accord, décident-elles de sauter par dessus bord. Leurs talons éculés, leurs semelles trouées, leur cuir délavé fonctionnent par paire, sauf une bottine monstrueuse qui a dû tenir un pauvre pied bot. Le sale coin de la sale rue passé,  adieu la sale poubelle...

  Martelant les pavés disjoints, les sept s'engagent dans une impasse douteuse. Les fenêtres éclaboussent des portes basses de leur lumière louche. Derrière les rideaux mauves ou roses à demi transparents, glissent des silhouettes de sylphides. Profitant de la sortie furtive d'un beau monsieur, les chaussures entrent sur leur pointe. De minuscules alcôves hermétiquement closes par de lourdes portières sont alignées comme les chambrettes d'un pensionnat de jeunes filles tenu par une préfète acariâtre et soupçonneuse.

   Une lumière voilée rampe le long des murs, une musique mielleuse, un parfum faussement exotique indisposent les chaussures qui sortent précipitamment en même temps qu'un autre beau monsieur entre tout aussi précipitamment. Toutes frissonnantes, les sept se dirigent vers un parc de verdure, là où il y a des bancs pour asseoir leur troublante émotion.

     La lune a percé le plafond de brume, une lune blafarde et ronde comme une ancienne soupière en faïence patinée qui éclaire avec mépris un décor de théâtre équivoque. De grands arbres abritent les sentiers tortueux, un petit étang se pavane, un monde habité bouge. Dans les branches, de légers bruissements : un oiseau rêve, une ramie tombe, un couple de rossignols chante puis s'aime, une hulotte chuinte en rasant les cîmes. Dans l'herbe, des rongeurs chassent, leur longue queue ondule comme des orvets, des lucioles - énigmes lumineuses - se rassemblent pour un ballet satanique, un chat sauvage fait irruption, croque la nuque d'un énorme rat au passage puis s'enfuit sur le sentier tête haute, sa proie pend lamentablement dans sa gueule ensanglantée.

   Le petit étang frémit au rytme des vaguelettes glauques, un chant monotone exaspère : chorale de crapauds et de grenouilles, un poisson suicidaire file à la surface bouche béante. Des fantômes invisibles se promènent, quelques statues pétrifiées enlacées par le lierre dorment debout.

    Soudain, un engin apocalyptique monté par un automate tout de noir vétu, casqué, surgit dans un vacarme infernal de moteur trafiqué, les sept détalent prises de panique. Le soulier du pied bot, lourd, de guingois se traîne. Il a du vague à l'âme, son ami difforme lui manque.

     Les voilà dans le quartier des nantis. Entre les jolies villas cossues, une noble distance, derrière les imposantes grilles, un chien de race, les crocs féroces, le regard assassin, hurle en symbiose avec ses voisins, les chaussures s'en moquent, elles n'ont plus de pied à mordre.

     Loin au bout de la rue, la toute vieille chapelle branlante tient debout grâce aux ronces enchevêtrées dans ses murs. A son grillage rouillé, s'accrochent de petits bouquets de fleurs fanées, une bougie achève de mourir plantée sur un caillou plat, le tronc est éventré, la Madone n'a plus de mains, son enfant dort par miracle dans ses bras mutilés, ses yeux baissés sur les sept chaussures se souviennent.

     Déprimées, transies, les sept longent un ruisseau étroit comme une anguille,  dont le glouglou étouffé, pareil à une artère qui se vide de son sang, va se perdre entre les hautes herbes de la campagne désolée. Le soulier du pied bot butte sur une pierre et roule pitoyablement sur le chemin sans une plainte, ses compagnons le relèvent et l'encadrent, l'absence de bruit les étreint.

     Poursuivant leur escapade nocturne et attirés par les rares lumières de la ville, les chaussures posent leurs semelles trouées sur la grand' place bordée d'énormes tilleuls aux branches entrelacées : sentinelles impuissantes et muettes d'une guerre de consommation chaque jour de marché.

     Mues par une curiosité malsaine, les sept traversent la chaussée et passent la grille de l'ancienne école aux murs délabrés, aux fenêtres borgnes. Dans la cour désertique, un silence de cimetière est installé, des feux follets imaginaires hérissent les chaussures.

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©YMathieux