Poursuivant leur escapade nocturne et attirés par les rares lumières de la ville, les chaussures posent leurs semelles trouées sur la grand' place bordée d'énormes tilleuls aux branches entrelacées : sentinelles impuissantes et muettes d'une guerre de consommation chaque jour de marché.

     Mues par une curiosité malsaine, les sept traversent la chaussée et passent la grille de l'ancienne école aux murs délabrés, aux fenêtres borgnes. Dans la cour désertique, un silence de cimetière est installé, des feux follets imaginaires hérissent les chaussures.

   Brusquement, un gros matou noir comme un diable, les yeux phosphorescents, surgit d'une chatière. Les chaussures s'y engouffrent, hissant le soulier du pied bot qui s'étale dans le couloir en ahanant. Il fait sombre, quelques portes oubliées grincent en un va-et-vient de gonds rouillés et s'entrouvent sur des classes minables.

     Au tableau, des vestiges d'équations sans solution narguent de leurs signes cabalistiques le tic-tac de la grosse horloge... Apeurées, les sept décampent et reprennent leur odyssée...   

    Les deux cheminées d'une usine désaffectée se dressent sur le toit sans tuiles comme des bouches monstrueuses et affamées, des bruits étranges habitent les lieux : vols de chauves-souris, outils balancés par les courants d'air, processions de rats, couinements plaintifs.

    Espérant découvrir un havre, les chaussures s'orientent vers le petit bois de sapins qui semble servir d'écharpe à l'horizon, et là-bas, mirage ou réalité, le ciel d'embrase de folles lueurs. Un feu de camp éclaire le village de caravanes rangées en cercle. Les gitans dansent et chantent leur joie de vivre. Violons et guitares se donnent la réplique, claquements de mains et de pieds marquent la cadence. Jupes bariolées, longues chevelures d'ébène agaçant les reins, pieds nus, les femmes questionnent d'une oeillade, les homme, pantalons serrés, chemises ouvertes, foulards au cou, les yeux brillants de désir, répondent d'une pirouette.

    Soudain, une marmaille dépenaillée et rieuse déboule de l'ombre brandissant comme des trophées les vieilles chaussures ravies. Une mignonne sauvageonne s'empare de la bottine du pied bot, et, berceau inespéré, y dépose tendrement sa poupée de chiffon. 

texte :© Yvette Mathieux