Arthur suivait à deux pas, le "Joyeux" de la bande. Il débordait de vie comme il débordait d'une chaise. Son tempérament de cellulitique le rendait poussif et huileux même par les grandes gelées, jamais il ne se plaignait. Il travaillait en chantant, sa voix de mauvais ténor était un défi à la plus incohérente des musiques.

     Henri aurait pu s'appeler Atchoum, affligé d'un rhume des foins qui lui tombait dessus régulièrement au printemps et qui ne le lâchait qu'à la fin octobre, il faisait diversion à chaque éternuement tant ils étaient sonores et prolongés. 

   Il y avait aussi Grincheux, cela va de soi, car dans la brigade de piocheurs, la loi des contradictions existe également, pauvre Léon ! La fatalité l'accablait, il n'acceptait rien sans ronchonner. Petit, râblé, nerveux, son aspect physique évoquait un mulot mis à jour.

     Quand à Joseph, le Timide, sa haute taille l'embarrassait, ses bras sans fin le gênaient, il semblait que les poches de ses vêtements manquaient de profondeur lorsqu'il y enfouissait des mains velues. Il rougissait telle une vestale effarouchée en bafouillant, sa voix fluette, haut perchée, n'arrangeait rien, ni ses yeux étroitement fendus au regard inquiet de chat siamois.

     Félix, inénarrable Simplet, rond, aux jambes arquées faisait songer à une grosse boule de bowling calée entre deux quilles, sa calvitie exhibée fièrement, nue par tous les temps, luisait comme un bonbon sucé. Personne ne l'impressionnait, il ne percevait aucune différence entre un piocheur ou un ambassadeur. Enfin, à vingt pas, se traînait laborieudement Gaston, le 'Dormeur". Ses grands pieds massacraient le ballast. Bien bâti ce Gaston ! mais terriblement flemmard, poussif comme un vieux mulet, il en mettait un bon coup, parfois... puis il récupérait plusieurs jours durant.

     Le "Bonjour Mariette" claironné par Mathias m'avait stupidement fait perdre mon calme. Etait-ce de l'arrogance ? un défi ? pourtant, c'était si joliment dit ! Les piocheurs et leur chef formaient une équipe solide, sympathique, pittoresque, ils suivaient la voie tous les sept, silhouettes en marche pareilles à une allégorie du travail.

     Un seau dans une main, les balais dans l'autre, je contournais les dépendances quand je tombai en arrêt, face à face avec une virago en nage qui portait un énorme carton perforé d'où sortait un concert de piaillements. Elle composait un tout ahurissant. Je devais lever la tête pour apercevoir la sienne : une bonne grosse tête aux cheveux gris sale, frisottés comme la croupe d'une vieille brebis, un visage coloré, large, épanoui, un sourire édenté accentuant l'ouverture de sa grande bouche, deux bras de lavandière aux mains violettes et rugueuses, un corps ignorant le moindre laçage, vivant à l'aise dans des vêtements trop longs, trop larges, sans coupe ni couleur et pour équilibrer le tout, deux pieds invraisemblables chaussés de charentaises à carreaux. Très féminine, par réaction je cherchai le reflet de ma propre silhouette dans les vitres d'une fenêtre et me payai le luxe de la comparaison. De taille moyenne, assez mince, souple encore, leste, mes cinquante-cinq kilos n'avaient pas à rougir face aux cent kilos de graisse qui trimbalaient les poussins. Fort coquette, je tirais parti avec bonheur de mes cheveux argentés avec art, de mes chemisiers clairs, de mes jupes droites, de mes escarpins à talons fins, de mes ravissants petits tabliers aux couleurs vives : Maria, l'écureuse possédait encore un certain attrait à défaut d'un attrait certain.

     Eh ! vous, tonna la femme cheval, où donc se trouve le "magasin" ? Sa voix de basse me fit l'effet de venir des nuages, elle tomba sur moi dans un fracas épouvantable.

     Là, disais-je sottement en montrant le bâtiment des expéditions. J'avais pour principe de ne parler que très peu pendant mon travail, de ce fait, je ne commettais jamais d'impair. La bonne femme se déplaça lourdement, elle se dirigea lentement vers le "magasin" accompagnée d'un fond sonore de piaillements qui reprit force et vigueur lorsque le carton imprima un mouvement de roulis à sa marchandise vivante, j'aurais voulu pouvoir tirer le rideau sur l'artiste !

 

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Texte :© Yvette Mathieux

 

° Crédits : Cloé,Sanne,LYsa