Rue des troubadours

Premier prix T.E.E.

Concours littéraire des cheminots : thème : Génération

Moulée dans un jean trop étroit, et plus qu'à l'aise dans un pull trop ample, Isabelle ramenait péniblement ses quinze ans du lycée.

Elle avait vécu une journée orageuse. Dans sa petite tête aux longs cheveux auburn, trottaient et retrottaient des idées de terribles représailles, elle en voulait à l'univers entier.

Soudain, sa frimousse crispée, sur laquelle on lisait comme une affiche l'humeur du moment, se détendit, et sous l'effet d'une rosée invisible, le joli minois retrouva sa fraîcheur. Isabelle venait de prendre une agréable décision : se payer le luxe de deux grandes heures de relâche.   

Chez elle,  " on " devrait l'accepter quand elle rentrerait. Puisque la journée avait commencé par un " savon canon ", elle pourrait bien se terminer de la même façon. Elle s'en moquait, elle partait illico raconter les " malheurs d'Isabelle " à sa meilleure amie Adélaïde.

Un pied sur le trottoir et l'autre sur la chaussée - signe extérieur de contestation - sa mallette gibecière au dos, elle se dirigea résolument vers le numéro dix-huit de la rue des Troubadours.

C'était une très vieille maison dans une très vieille rue. Un charme désuet vous tombait dessus dès l'abord : murs de pierre, minuscules fenêtres aux rideaux crochetés main, pluie de géraniums croulant des appuis, jardinets fleuris des derniers hortensias. Isabelle frotta la semelle de ses chaussures de toile sur un paillasson de corde brune traversé d'un " Bienvenue " en énormess lettres rouges - drôle de chose perdue au pied de ce décor vieillot - et se pendit à la sonnette.

Un frêle drelindrelin rampa dans le corridor, elle entendit de petits pas pressés, une clé tourna.... La porte ouverte, Isabelle se jeta dans les bras d' Adélaïde ... sa meilleure amie avait quatre-vingt-deux ans.

C'était une dame merveilleuse. Elle vivait seule depuis que le ciel avait rappelé son Pierre. De ces trop courtes années de bonheur, elle avait jalousement brodé une mystérieuse légende. C'était son secret, qui, malgré elle, se devinait dans la nostalgie de son beau regard.

- Bonjour ma belle, dit-elle d'une voix légèrement voilée

- Bonjour Adélaïde, comment allez-vous ? répondit Isabelle avec une inhabituelle emphase.

Surprise, alertée par l'étrange attitude de sa jeune amie, Adélaïde invita gentiment :

- Entrez, il y a de le tarte à la cassonade.

Affreusement gourmande de la spécialité de son amie, Isabelle fondit tout en ravalant stoïquement une espèce de gros sanglot d'enfant.

Allégorie de la vie en marche, Isabelle et Adélaïde, main dans la main, traversèrent le long corridor. La menue silhouette de la vieille dame glissait gracieusement, vêtue d'une élégante robe foncée éclairée d'un col en dentelle écrue maintenu par un bijou ancien. Isabelle, les nerfs dénoués, avançait d'un pas souple de chat siamois. Elle pénètrent à l'intérieur d'une cuisine accueillante : un poêle brûle-tout, un évier de pierre bleue, un beau vieux buffet en chêne ciré, des cuivres rutilants partout, une foison de plantes vertes, une bergère en rotin douillettement réchauffée de coussins tricotés, deux coins de feu garnis de paille blonde et, sur la très belle table aux lourds pieds entravés...une superbe tarte à la cassonade.

- Vous et moi allons goûter annonça gaîment Adélaïde, je vais nous faire un de ces cafés dans ma vieille cafetière en grès qui va vous réconcilier avec la vie.

Sur le brûle-tout, une bouilloire en fonte émaillée frémissait. Avec des gestes d'église, la vieille dame prépara le café qui, aussitôt, se répandit en parfum plein la maison. Une nappe en grosse toile rustique, deux tasses en faïence épaisse décorées de glands et de feuilles de chêne assises sur leur sous-tasse, un sucrier en gros verre taillé, la crème dans un minuscule pot en terre cuite et la tarte sur sa claie en osier - la " volette " comme disait Adélaïde - , qui découpa minutieusement la pâtisserie en quartiers égaux.

Les deux amies ne se tutoyaient pas. Il est vrai qu'Adélaïde ne tutoyait personne, c'était l'usage de son temps, langage un peu distant, très vieille France, d'une courtoisie raffinée.

Si vous voulez, vous pouvez me raconter, dit-elle avec bienveillance. Adélaïde choisit un coin de feu, Isabelle se lova dans la bergère.

Pour un peu, elle aurait oublié ses " malheurs " noyée dans la tendresse, le bon café et la délicieuse tarte encore tiède.

- Je n'étais pas sortie de ma chambre ce matin, râla-t-elle, que déjà mon père commençait la journée en m' eng... pardon, en me tançant vertement.

  

Mais, dit prudemment sa vieille amie, il devait bien y avoir une raison, non ?

- C'était une question de décibels, aboya Isabelle.

- De décibels ? fit Adélaïde stupéfaite.

- Je reconnais, avoua plus calmement Isabelle, que le disque y allait un peu fort, mais si vous entendiez ce nouveau rock que j'ai acheté, c'est super ! Mon père criait depuis la cuisine, ma mère nerveusement, entrechoquait la vaisselle, mon petit frère hurlait dans son berceau, tandis que ma jeune soeur se trémoussait avec frénésie entre la table et la chaise. A sept heures du matin, ça n'a pas plu, mais alors pas plu du tout à papa.

Adélaïde rattrapa un sourire de justesse, elle avait compris la question décibels...

- Je m'étais fait gronder une fois aussi à propos d'un disque, rêva-t-elle tout haut, c'était une chanson très tendre : " Elles ont une âme les roses ", si je me souviens bien. Un artiste à la voix d'or comme on disait à l'époque, m'ensorcelait littéralement chaque matin jusqu'au jour où j'ai tourné la manivelle trop vite et trop longtemps.

- Une manivelle, répéta Isabelle interloquée.

- C'était un ressort qu'il fallait remonter à la main entre chaque disque, expliqua Adélaïde.

- Ah oui ! dit poliment l'adolescente sans commentaire, et au lycée, enchaîna-t-elle en rogne, ce fut ma fête ! Je me suis battue avec les " maths ", j'ai mélangé tous les ensembles.

- Ma pauvre, s'attendrit son amie. Reconnaissez qu'il y a de quoi ! Alors que les " vieilles mathématiques " étaient si amusantes. Je me rappelle, toute petite, nous apprenions déjà les tables en chantant. Pendant que nous formions les rangs, la maîtresse entonnait la première table qui lui venait à l'esprit et c'était parti pour quelques tours dans la cour.   

Et dans les beaux yeux d'Adélaide, dansaient des chiffres. Isabelle enviait les souvenirs naïfs de son amie

- Le prof' de langue, continua-t-elle, m'a dit que je n'étais même pas capable d'apprendre le français !  

- Oh ! pour ce qu'il est parfois, laissa échappé trop vite Adélaïde, farci de mots étrangers !

La réponse étonna tellement Isabelle qu'elle resta sans voix. De suite, la vieille dame étonnée elle-même, se reprit.

- Evidemment, il ne faut pas généraliser, mais justement hier soir, j'ai lu un petit texte si nébuleux que je n'y ai rien compris; l'auteur semblait si torturé que je l'ai plaint, il devait être malheureux, conclua-t-elle indulgente. Savez-vous que le vocabulaire de mon patelin était un enchantement ? Sans être toujours, comment dire... orthodoxes, les mots à eux seuls étaient des poèmes. Vous connaissez déjà le terme " volette ", c'est léger, aérien... et " chinières ", c'est joli, malicieux.

- Qu'était-ce ? demande Isabelle, prodigieusement intéressée.

- De longues lanières de noisetier servant à tresser les vanneries, les mannes ou les claies. Durant des soirées entières, mon grand-père, assis près du feu, les détachait une à une de la tige coupée en la courbant délicatement sur les genoux... 

- Et " quinquet ", vous connaissez Isabelle ? Les belles lampes alimentées au pétrole comme celle-ci, dit Adélaïde en désignant d'un doigt ambré une magnifique vieille chose posée sur la cheminée, près d'un crucifix à trois pieds, entre deux bougeoirs en cuivre également.

- Et aussi " bannette ", c'est joyeux, espiègle ; savez-vous de quoi il s'agissait ? interrogea Adélaïde.

Isabelle, sous le charme et de peur de l'interrompre, secoua négativement la masse auburn de ses cheveux.

- Et bien, c'était un tablier froncé à la taille ; ça me rappelle ma grand-mère, je l'adorais. Elle portait éternellement des bas de laine noire, un " caraco" une jupe ample, et par dessus, une banette dont elle nouait les liens sur le devant après avoir fait deux fois le tour de sa taille rondelette. L'été, dans le jardin, elle s'abritait du soleil sous une ' halette ".

- Une halette, répéta Isabelle avec ravissement...

- Une charmante coiffe profonde en toile blanche, emboîtant la tête comme un béguin, ornée d'une collerette très élégante qui ondoyait gracieusement sur les épaules. L'hiver, elle glissait ses pieds dans des chaussons tressés de lanières de drap rude couleur bleu ardoise, liserés de rouge : elle nommait ces pantoufles des " lisières ". A propos, dit Adélaïde, continuant à marcher dans son passé, j'ai lu qu'on revoyait la " liquette " sur un catalogue, est-ce de nouveau à la mode ?

  Oui, dit Isabelle, désinvolte, mais je préfère les T-shirts !

Adélaïde, retombant brutalement dans le présent, laissa chuter le terme barbare sans oser le répéter. Puis, avec un regard amusé, elle murmura :

- Chez nous il y avait même les " louvettes ".

- Les quoi ? d'étonna Isabelle.

- Les louvettes. On en fabriquait pour tout envelopper à la maison. C'était des petits sacs en toile qu'on taillait dans les draps usagés et qui se fermaient par une coulisse.

On y rangeait les jambons à l'abri des mouches, les bouillottes en hiver, les noisettes à la cueillette, les haricots et les pois secs, les échalotes, et on les pendait à la cheminée.

Dans les yeux d'Adélaïde, la danse des " louvettes " avait remplacé la danse des chiffres.

- Ensuite, je suis partie de la classe, clapit Isabelle, quand le prof' de chimie a refusé de me donner la responsabilité d'une expérience et en sortant, François m'a dit sèchement : entre nous c'est fini !

Un petit sanglot remonta à la surface, sa voix dérapa, Isabelle écrasa une larme à la sauvette.

- Oh, vous savez, dit Adélaïde, pour faire diversion, ces expériences de chimie peuvent être dangereuses, et puis, serez-vous un jour un vieux savant ? Vous n'y pensez pas, mignonne comme vous êtes, vous feriez une si jolie fleuriste ! Les leçons de la nature n'ont pas besoin d'être expliquées, il suffit de la regarder vivre. Avez vous déjà vu de près un jeu de papillons ? c'est passionnant, et les abeilles ne sont-elles pas progidieuses ? Pourtant, elles n'utilisent pas d'éprouvettes ! Mais sur ces sujets, nous ne saurions nous rejoindre ma jeune amie, vous êtes du temps où on marche sur la lune, moi je suis de celui où on rêvait aux étoiles.

- Puis-je vous demander pourquoi François vous a congédiée ? si ce n'est pas indiscret.

- Il m'a plaquée parce que j'ai refusé de faire l'amour avec lui.

- Eh bien ! vous ne perdez pas grand' chose. Puis, très doucement, elle ajouta : vous ne devriez pas répéter cela aussi... platement.

- Excusez-moi si je vous ai choquée, Adélaïde.

- Je ne suis pas choquée, je suis déconcertée, vous dites cela comme s'il s'agissait de faire la vaisselle ! Ce bel amour, ce qu'on peut le galvauder !

- Qu'était-il pour vous ? Adélaïde.

- C 'était un merveilleux sentiment de bonheur, un avant-goût de paradis. On disait alors " conter fleurette " à sa petite amie. J'ai connu cela à votre âge et je n'ai été la femme que d'un seul homme, mais ce que je raconte doit être bien ridicule aujourd'hui. Cependant, serez-vous aussi heureuse que je l'ai été, petite amie ? murmura Adélaïde avec inquiétude.

Un ange passa dans la cuisine.

- Parlons de vous, dit-elle subitement en claquant les volets sur ses souvenirs, que comptez-vous faire ou dire ?

- Rien, il m'a laissé tomber, qu'il aille se faire f..., pardon, voir ailleurs.

Adélaïde, rassurée sur le gros chagrin de sa protégée, escamota un sourire et pensa : " Dieu merci, ce n'est pas encore cette fois qu'elle "ratera" son suicide".  

Isabelle se tenait toujours les genoux avec les mains, assise dans la bergère. Elle déplia ses longues jambes, se rapprocha de la vieille table de chêne, et ingénument demanda :

- Est-ce que je peux reprendre un morceau de tarte .

© YMathieux

Les images du décor sont des tubes
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