La Sautelle de P-M

 

   L'autobus lourd, pataud, souffle depuis Libramont. Soudain, juste au tournant du chemin, il tombe nez à nez avec un panneau indicateur désuet : Poisson-Moulin, 1 Km.

     Le patelin est aussi joli que le nom qu'il porte, aussi pittoresque, aussi coloré. Quelques fermes plantées çà et là dans de grandes prairies, des cruches à lait posées sur les appuis des fenêtres aux rideaux blancs, des chiens bonasses, des volailles effarées, des vaches curieuses et pacifiques.

 

     C'est dans la plus belle, la plus vaste prairie que vit Lulu, une mignonne sauterelle verte, musclée et sportive. Sa gentillesse, sa fantaisie, sa gaîté, son courage ne lui attirent que des amis. Sa petite maison, faite de treize brins d'herbe est connue loin à la ronde. On parle tout bas avec admiration de la fleur de serpolet qu'on agite avant d'entrer et de la feuille de plantain sur laquelle on se frotte les pattes. Il n'y a pas de porte à sa maison, Lulu aime la liberté.

    Ce jour là, en balade jusqu'à l'arrêt de l'autobus, Lulu entendit, sans le vouloir, quelques fermières parler du marché de Bastogne, la sauterelle n'avait jamais vu de marché. Elle avait aussi entendu parler du " Mardasson ", elle n'avait jamais vu de Mardasson non plus. Etait-ce une maison comme la sienne ? Un jouet ? Un oiseau ? Elle voulait savoir.

     En trois saut et demi, Lulu arriva chez elle et agita la clochette de serpolet. La Famille taupe qui avait son campement tout près vint la première, suivie de quelques coccinelles, de quatre longs vers tout nus et tout roses. De plus loin, s'amenèrent des petites araignées, deux chenilles en manteau de fourrure, ensuite une nuée de sauterelles de toutes tailles. Les amis se saluèrent joyeusement et s'installèrent confortablement sur le seuil de la maison de Lulu.

   

     Alors, elle raconta ce qu'elle avait appris et fit part de sa décision : aller voir de près le Mardasson. Dans l'exaltation et le feu de la discussion, un peu grisée, Lulu lança un défi : elle sauterait au dessus ! Jamais dans la prairie on n'avait connu autant d'excitation. Fleurs, brins d'herbe mis au courant se gonflaient d'orgueil : abriter une telle héroïne, quel honneur !

     Le jour du départ fut fixé au lendemain, chacun rentra chez soi tout émoustillé par la belle aventure qui se préparait.

     Lulu partit donc le lendemain très tôt et sans témoins. Les nombreux kilomètres à franchir représentaient un nombre impressionnant de sauts pour un sauterelle ordinaire, mais Lulu n'était pas une sauterelle ordinaire, elle était sportive et courageuse. Elle sauta sans relâche pendant six jours. Elle fit face à des obstacles presque insurmontables : ruisseaux tourmentés, villages inconnus, forêts mystérieuses. Le bruit l'énervait, sa prairie était si calme ! elle lui manquait comme un paradis perdu. La nuit, elle dormait mal, morte d'épuisement et apeurée sur une feuille malpropre qui sentait la poussière.

     Enfin, elle arriva à Bastogne un midi. La chance lui souriait, le dernier saut la posa sur un signal fléché " Mardasson ". Allons, plus que quelques efforts et elle serait sur les lieux.

 

     Ainsi, c'était cela le Mardasson ! Epouvantée, Lulu replia ses longue pattes sur les yeux, enfonça ses antennes dans ce qui lui servait d'oreilles, pour ne plus rien voir ni entendre ! Un monument pareil à une impressionnante étoile se dressait majestueusement devant elle, des milliers de noms de soldats tués dans de sanglantes batailles étaient gravés pour l'éternité dans la pierre. Face à cette épouvantable tragédie, au milieu de cette plaine sauvage et grandiose, les nerfs fatigués de Lulu eurent raison de son courage, elle tomba à genoux et pleura à gros sanglots.

     Quand elle fut calmée, elle réfléchit à son problème. Comment allait- elle s'y prendre ? Trois fois, elle fit le tour du monument, Lulu s'avoua vaincue.

     Ce n'était pas possible même pour une sauterelle exceptionnelle de réussir un bond égal à deux largeur de prairie. Elle s'aventura sur la dalle, c'est alors qu'elle remarqua l'escalier en colimaçon. Puisqu'elle avait été téméraire en lançant ce défi, elle le tiendrait au mieux et elle raconterait honnêtement son exploit à ses amis.

     Marche après marche, risquant cent fois sa vie sous la semelle des visiteurs, Lulu parvint au sommet du monument, d'un ultime saut, elle se hissa sur le garde-corps et, horrifiée, fermant les yeux, se jeta dans le vide. Elle atterrit sur le dos coussiné d'une mignonne grenouille dans un massif de fleurs.

     Une grenouille de Bastogne et une sauterelle de Poisson-Moulin ne parle pas le même langage, Lulu s'excusa poliment dans le langage de son patelin et sans perdre de temps, reprit le chemin du retour.

     Elle avait le sens de l'orientation, bientôt ses sauts coïncidèrent avec ceux de l'aller. Elle s'accorda cependant vingt-quatre heures de repos dans une maison désaffectée.

     L'aube de la rentrée se leva. A la prairie, tous ses amis l'attendaient fébrilement : araignées, vers, taupes, coccinelles, chenilles, sauterelles... Ils écoutèrent passionnément le récit de la fantastique aventure  de Lulu jusqu'à la tombée de la nuit, en admirant son courage. Ils s'apitoyèrent sur le malheur des hommes, ils ne comprenaient pas leur folie.

     Comme ils étaient heureux, eux ! Alors, éclairés par des centaines de lucioles, animés par le chant joyeux d'un rossignol, les amis de Poisson-Moulin dansèrent toute la nuit sous les étoiles.

 ©Yvette Mathieux

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